Épisode #3 : L'Erreur Fondamentale d'Attribution
Ou “pourquoi vous êtes méchants sans vous en rendre compte”.
Dans les deux premières newsletters, on a bien rigolé (ou au moins soufflé du nez) en parlant de coloscopie et de garage à vélo. Cette semaine en revanche, j'aimerais vous parler plus longuement (6 min de lecture) d'un sujet bien plus sérieux qui a érodé ma misanthropie naturelle.
- ”Misanthroquoi ?!” vous écriez-vous devant votre écran.
C'est très simple. Imaginez-vous dans les situations suivantes :
Situation 1 : vous voulez réserver des vacances que vous attendiez depuis des mois. Un de vos meilleurs amis organise un anniversaire surprise presque en même temps. Pour l'instant la date n'est pas claire. Alors, c'est le samedi 17 ou le 24 ? Faudrait savoir, si ça se trouve vous allez devoir décaler votre réservation AirBnB et votre billet de train au dernier moment ! Mais comme c'est dans 3 mois, il doit pas du tout tirer pour avoir une date, c'est énervant. Il s'en fiche sûrement, c'est pas lui qui va payer son train une blinde 😠 C'est vraiment pas cool de sa part.
Situation 2 : cela fait 2 semaines que vous essayez de trouver une date d'anniversaire surprise pour votre BFF. Vous devez coordonner 15 personnes, c'est un enfer. Vous avez une conversation globale, des conversations 1-to-1 pour travailler au corps certains potes qui ne sont pas sûrs d'être disponibles. Et certains vous pressent de trouver une date. Qu'ils l'organisent eux-mêmes s'ils ne sont pas contents ! 😠
Dans la situation 1, vous vous dites probablement que votre pote ne se rend pas compte de l'urgence de votre situation, et que comme d'hab, il fera tout au dernier moment. Mais en lisant la situation 2 vous comprenez que ce n'est pas par manque d'envie d'organiser la fête que ça traîne, mais qu'il subit la situation comme vous. Bravo, vous venez de subir l'Erreur Fondamentale d'Attribution. Cheh.
La Définition Officielle™
L'Erreur Fondamentale d'Attribution est notre tendance à sur-attribuer des causes internes, et à sous-estimer les facteurs externes. Ou en termes plus classiques : on pense que les actions et les situations de chacun sont le résultat de leurs choix et de leur personnalité, plutôt que de l'environnement dans lequel ils évoluent.
Les preuves scientifiques : Fidel Castro et l'Avortement
La première expérience ayant mis en avant ce biais est celle de Jones and Harris (1969). Ce qu'ils ont trouvé va vous étonner (ou pas, vu que vous savez déjà qu'ils ont découvert l'Erreur Fondamentale d'Attribution).
Dans cette expérience, on fait lire à des participants des dissertations d'étudiants sur Fidel Castro. Certaines dissertations sont “pour” Fidel Castro, d'autres “contre”. On demande ensuite aux participants de deviner si l'auteur de la dissertation est personnellement “pour” ou “contre” Fidel Castro. Jusque là ça paraît assez simple. Accrochez-vous ça se complique un peu.
Déjà, les chercheurs ont menti : les 2 dissertations ne sont pas écrites par des étudiants mais par eux. Ensuite, ils font deux groupes.
1/ Au groupe 1 (groupe "sujet choisi"), ils font croire que l'étudiant a pu choisir d'écrire un article “pour” ou “contre” comme bon lui semblait.
2/ Au groupe 2 (groupe "sujet imposé"), ils font croire que l'étudiant n'a pas eu le choix du sujet, et a été assigné à un des deux points de vue, peu importe son opinion personnelle.
Pour le groupe 1, puisque l'étudiant a le choix de défendre n'importe quelle position, on se dit qu'il a choisi sa propre opinion. Les auteurs de dissertation “pour” (resp. “contre”) sont donc probablement “pour” (resp. “contre”).
Pour le groupe 2, puisque le sujet est imposé, c'est difficile de deviner l'opinion de l'étudiant. On s'attend à ce qu'en moyenne, ils soient évalués comme "neutres", peu importe la position défendue dans la dissertation.
Résultats : les résultats du groupe 1 sont conformes à l'attente : les auteurs de dissert' “Pro” sont évalués comme “Pro”, et les auteurs de dissert' “Anti” comme “Anti”. Ce qui est étonnant, c'est que ce résultat se retrouve dans le groupe 2 ("sujet imposé") ! Alors qu'on s'attend à avoir des notes neutres peu importe le sujet de dissert'.
Résultats. L'échelle utilisée dans l'étude va de 10 (très Anti Castro) à 70 (très Pro Castro)
j'ai connu plus pratique comme échelle … 🙄
Les chercheurs ont d'abord cru que les participants n'avaient pas (ou mal) compris l'énoncé concernant le libre-arbitre des auteurs.
Ils ont retenté l'expérience en mettant l'accent sur le paramètre “sujet choisi / imposé”. Résultat ? Même écart. Les participants se disent toujours que la position défendue dans la dissertation vient de l'opinion de l'auteur (cause interne) et pas du sujet imposé (facteur externe). Ils sur-attribuent la cause interne, et sous-estiment le facteur externe. C'est l'Erreur Fondamentale d'Attribution.
L'expérience des Pro-Life/Pro-Choice
L'expérience de Jones et Harris a été reproduite récemment, sur un sujet aussi polémique que Castro l'était à l'époque : l'avortement.
Même configuration pour l'expérience, et mêmes résultats : même lorsque les gens savent que l'auteur n'a pas eu le choix du point de vue, ils notent les auteurs “pour” et “contre” différemment.
Plusieurs hypothèses de causes ont été évoquées (influence de l'empathie, biais de confirmation…), mais pour le moment aucune ne fait l'unanimité ni n'a été testée expérimentalement.
La version “méta” : Erreur Ultime d'Attribution
On a pour l'instant parlé de l'erreur Fondamentale, où l'on sur-attribue à une personne des facteurs internes. Mais cette erreur existe aussi en version Ultime. (les chercheurs aussi tentent de buzzer avec leurs superlatifs). Dans sa forme Ultime, elle décrit la sur-attribution de causes internes à un groupe de personnes.
Ce groupe peut être une équipe projet ("ils ne veulent pas collaborer de toute façon ça sert à rien d'essayer"), une minorité (préjugés, stéréotypes, “les chômeurs n'ont qu'à traverser la rue pour trouver du travail”), ou même une nation entière (les américains sont débiles, ils pensent que le lait au chocolat vient des vaches marrons). Ce biais est, pour moi, un de ceux qui ont la plus grande influence sur le monde.
On aura peut-être l'occasion d'y revenir dans une prochaine newsletter, celle-ci étant déjà bien assez longue. Si vous voulez quand même creuser le sujet, je vous conseille la vidéo Horizon Gull - Pourquoi les américains nous paraissent-ils idiots ? (astuce : à regarder en x1.5 ou x2, il parle lentement).
Mais dis moi Aurélien, comment je fais pour ne pas commettre une erreur fondamentale d'Attribution ?
1/ Avez-vous détecté les 4 exemples cachés dans la newsletter ? 😉(introduction exclue) Indice : il y en a plusieurs à propos des chercheurs. Réponses dans la prochaine newsletter
2/ La meilleure arme contre ce biais est l'empathie. Lorsque quelqu'un vous paraît mal intentionné, demandez-vous dans quelle situation cette personne est, quels sont les facteurs externes qui sont en train de l'influencer (pression d'une date butoir, d'un supérieur, surmenage, manque de connaissances, objectifs différents…). C'est un muscle à entraîner chaque jour !
3/ Pour éviter que vos interlocuteurs aient ce biais envers vous, il faut être très pédagogue dans vos refus : expliquez votre situation, vos enjeux, et montrez de la vulnérabilité pour déclencher plus facilement l'empathie. Attention tout de même à ne pas tomber dans le pathos et le “blame the context” 🙃