L'appel à la nature : c'est naturel donc c'est bon
(7 min de lecture) Mon gel douche est composé à 98% d'ingrédients d'origine naturelle. Qui dit mieux ?
Vous vous lavez avec un shampoing avec 98% d’ingrédients d’origine naturelle ? Vous pensez que le gaz naturel est bon pour la planète ? Vous mangez des aliments sans conservateurs et 100% naturels ? Bravo, vous êtes victime de l’appel à la nature. Vous n’êtes pas seuls, Brice aussi s’est fait avoir :
Si quelqu’un vous a transféré cet épisode, abonnez-vous pour avoir accès gratuitement à tous les anciens épisodes, ainsi que les formats courts. Vous recevrez aussi les prochains épisodes directement par mail !
La Définition Officielle™
L’appel à la nature est un biais qui consiste à dire que ce qui est “naturel” est “bon”.
Il se présente aussi sous sa forme négative : ce n’est pas “naturel”, donc c’est “mauvais”.
Un atout marketing bullshit
Selon une étude de 2018 (source), nous sommes prêts à payer entre 15% et 30% plus cher de la viande labellisée '“naturelle” (à croire qu’on peut déjà acheter de la viande créée en laboratoire). Une autre étude montre que l’ajout d’un label “naturel” sur un aliment nous fait penser qu’il est moins calorique et meilleur pour la santé (source)
Pourtant, d’après la DGCCRF, l’agence chargée de contrôler les fraudes et autres publicités mensongères, “le terme naturel n’a pas de définition réglementaire” (source). La FDA (une sorte d’équivalent de la DGCCRF et de la Haute Autorité de Santé aux US) a aussi tenté de trouver une définition en demandant l’avis de la population. Après avoir reçu plusieurs milliers de définitions différentes (entre 4000 et 8000 selon les sources), elle a abandonné l’idée.
Que dit la loi ?
Que ce soit pour la nourriture ou les cosmétiques, la loi est plutôt floue, et c’est un euphémisme.
Un ingrédient d’origine naturelle est défini comme “une matière première naturelle à au moins 50%, ayant pu subir des transformations chimiques de faible ampleur et en nombre limité”. Pas sûr que ça corresponde à la définition que vous aviez en tête.
Le pire, c’est que la DGCCRF s’est rendue compte que même avec une législation aussi vague, 25% des produits cosmétiques étaient étiquetés à tort comme “naturels” (source).
Mise à jour du 31/01 : tout récemment ce sont les eaux minérales “naturelles” qui ont été épinglées comme “pas du tout naturelles” par une enquête du Monde et de Radio France. L'article précise que près d’un tiers des eaux minérales naturelles ont subi des traitements chimiques illégaux, ou ont été mélangées à de l’eau du robinet. Pour, je cite, “des raisons de santé [et] de rentabilité”.
Et puis naturel ne veut pas forcément dire que vous voulez l’avoir sur votre visage ou dans votre assiette. Par exemple le castoréum, un extrait de glandes de castor, est parfois utilisé dans les parfums haut de gamme, et comme arôme naturel de vanille et de framboise. Au moins c’est naturel… non ?
Des contre-exemples à la pelle
Tout ce qui est naturel n’est pas forcément “bien” ni à reproduire. Voici quelques contre-exemples :
Une bonne partie des champignons sauvages ne vous veulent pas du bien
Certaines espèces de fourmis kidnappent des larves d’autres fourmis pour en faire des esclaves
Les fourmis reines mangent une partie de leur progéniture
Un ver parasite transforme les fourmis en “zombies”, les force à rester immobiles en haut d’un brin d’herbe pour se faire manger par des ruminants. (source)
La nature est si poétique… surtout pour les fourmis apparemment.
Mais la forme inverse de l’appel à la nature, “ce n’est pas naturel donc c’est mauvais” souffre aussi de nombreux contre-exemples.
Les médicaments : La plupart des médicaments récents sont synthétisés en laboratoire et n’existent pas à l’état naturel
La technologie : Vous connaissez l’arbre sur lequel pousse les smartphones ? Vous avez déjà vu des champs de plastique ?
Vos fruits et légumes : Presque aucun fruit ou légume issu de l’agriculture moderne n’est naturel. Ils sont issus de croisements, de sélections, de greffes, etc. Cela permet d’améliorer leurs qualités gustatives et de faciliter leur production. Par exemple, voici une banane sauvage :
L’appel à la nature dans la médecine
Plusieurs études ont montré que des participants choisissent à la grande majorité un médicament “naturel” plutôt qu’un médicament “synthétique” si l’efficacité et le risque sont les mêmes (source, expérience 1). Plus étonnant, une bonne partie des gens (~25%) continuent à choisir le médicament naturel, même si on les prévient qu’il est moins efficace ou plus dangereux. (même source, expériences 2 et 3).
On oppose souvent la médecine dite “récente” avec les médecines “douces” ou “traditionnelles”. On se dit que les remèdes de grand-mère sont plus efficaces et plus sûrs, car ils ont traversé le temps et ont prouvé leurs bienfaits. Logique, non ?
Il faut déjà se rendre compte que la médecine statistique et les essais cliniques randomisés (le gold standard pour définir l’efficacité d’un médicament) c’est très récent, moins de 100 ans pour les essais cliniques. A l’inverse, certaines pratiques comme l’acupuncture ou l’ayurveda sont millénaires. Les débunker remet parfois en cause la culture et l’histoire d’un peuple, donc la dissonance cognitive explose.
Plus récemment, la peur face à la pandémie de COVID a déclenché un énorme appel à la nature. Beaucoup se sont tournés vers des remèdes dits “naturels”, en rejetant en bloc tout ce qui était “artificiel”. Cela a fait exploser la popularité du mouvement antivax.
Comment le détecter et le combattre ?
Se défendre contre l’appel à la nature est assez complexe, car suivant le sujet, le biais peut prendre des formes très différentes.
Nourriture : Ne vous fiez pas aux mentions “ingrédients naturels”. Préférez les labels comme “Agriculture Biologique” ou “Demeter”. Attention, tous les labels ne se valent pas ! Vous pouvez aussi ignorer les mentions “sans colorant”, “sans conservateurs” etc. Ces mentions sont très souvent inutiles car ils oublient de mentionner “comme la loi nous y oblige”.
Cosmétiques : Ignorez simplement le pourcentage d’ingrédients d’origine naturel. Il n’a aucune valeur de “sécurité”. Vous pouvez avoir 99% d’ingrédients naturels dans votre crème hydratante, si le 1% restant est du mercure, je ne donne pas cher de votre peau (pun intended).
Médecine / Médicaments : N’étant pas spécialiste de ce domaine très sensible, je préfère ne pas donner de conseils mal avisés. Je rappelle seulement que les essais cliniques randomisés en double aveugle sont actuellement la meilleure manière de savoir si un traitement est efficace et sûr (source 1, source 2). N’hésitez pas à chercher “[remède de grand-mère] essai cliniques” ou “[médecine traditionnelle] vs placebo”, vous pourriez avoir des surprises.
Merci d’avoir lu cette newsletter, que j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire comme d’habitude. Si vous voulez recevoir un biais cognitif de temps en temps, abonnez-vous ! Vous pouvez aussi liker / commenter / noter la newsletter pour qu’elle s’améliore 😉
Le retour enfin. Super article comme d’habitude :)