Épisode #14 : Soumission à l'autorité
Rassurez-vous, on ne va (probablement) pas parler de fétichisme.
Aujourd’hui on va creuser un biais en apparence très simple : la soumission à l’autorité. Oui, on obéit aux lois, juges, à l’État… Mais on obéit sans s’en rendre compte à d’autres figures d’autorité bien plus discrètes.
La Définition Officielle™
Est-ce que vous avez vraiment besoin d’une définition officielle ? C’est assez explicite : nous avons tendance à exécuter les ordres des figures d’autorité, même si nous sommes en désaccord avec ces ordres.
- Ok merci Captain Obvious mais rien de nouveau sous le soleil, en quoi c’est un biais, c’est juste qu’on a peur, donc on obéit pour se protéger !
Comme évoqué en introduction, il y a plusieurs sortes de soumission, certaines dont vous ne vous rendez même pas compte. On va y aller doucement, du plus évident au plus subtil. Commençons par les nazis.
Cette expérience va vous choquer ⚡ !
L’expérience la plus connue date de 1963 (source) par Stanley Milgram. On sort de la seconde guerre mondiale, et les procès d’anciens nazis sont très médiatisés. Le public est alors un peu gêné en découvrant le profil des accusés car… beaucoup ont l’air de gens “normaux”. Aïe, ça ne correspond pas du tout à l’image de monstres sanguinaires que la propagande militaire a diffusé pendant la guerre. Beaucoup d’accusés sortent peu ou proue la même excuse :
Ce n’est pas de ma faute, j’ai simplement exécuté les ordres.
On se demande alors comment des gens “normaux” ont pu accepter des ordres aussi cruels avec une excuse aussi “plate”. Nos valeurs morales sont suffisamment fortes pour refuser, non ? Pas pour Milgram, qui pense que la soumission à l’autorité est implacable. Bien organisée, elle peut alors amener n’importe qui jusqu’au meurtre.
Pour tester cette hypothèse, Milgram et son équipe demandent à des volontaires de participer à une étude pour démontrer l’efficacité ou l’inefficacité de la punition sur l’apprentissage.
Je résume si vous n’avez pas vu la vidéo (sinon, rendez-vous à la partie résultats) :
Deux volontaires sont recrutés
le professeur, dans une pièce close, à côté d’un scientifique en blouse blanche. Il doit donner une liste de 4 paires de mots, et quelques secondes plus tard, un mot d’une des 4 paires.
l’élève, dans une seconde pièce, doit se souvenir dans quelle paire ce mot se trouvait, puis appuyer sur l’un des 4 boutons devant lui pour donner sa réponse.
Si la réponse est bonne, on passe directement à la liste suivante. Si la réponse est mauvaise, alors le professeur doit administrer un choc électrique à l’élève. Plus il y a de mauvaises réponses, plus les chocs sont forts (jusqu’à 450 Volts).
Vous le voyez venir gros comme une maison : le deuxième volontaire est un complice et les chocs électriques ne sont donnés à personne. Le complice a pour consigne, à partir des chocs à 300V, de tambouriner sur le mur entre les deux pièces et d’arrêter de répondre.
Les résultats
Plusieurs variantes de l’expérience sont réalisées par Milgram puis ses successeurs. Parmi elles :
groupe contrôle : le scientifique et le professeur sont seuls dans la pièce, et si le professeur refuse de continuer, le scientifique doit lui ordonner de continuer avec des phrases types, comme “s’il vous plaît, continuez”, “vous devez continuer”, ou “l’expérience exige que vous continuiez”.
groupe “autorité faible” : on remplace le scientifique en blouse par une personne lambda
groupe “trouble dans 'l’autorité” : il y a deux scientifiques avec le professeur, et le deuxième scientifique fait semblant de contester le premier, en lui demandant d’arrêter l’expérience
Résultats :
Dans le groupe contrôle, 60% des “professeurs” vont jusqu’au choc maximal, et beaucoup vont jusqu’à des chocs très forts (> 400V)
Lorsque l’autorité est faible (pas de professeur en blouse), alors les chocs sont beaucoup moins forts.
Lorsqu’il y a troubles dans l’autorité, personne ne va jusqu’au choc maximal
Milgram un imposteur ?
L’expérience de Milgram a fait beaucoup de bruit, et soulevé beaucoup de critiques. Une psychologue australienne a notamment ré-écouté en 2013 les enregistrements audio, et retrouvé des participants à l’expérience pour recueillir de nouveaux témoignages. Elle a découvert que Milgram avait ignoré une partie des données qui contredisait sa théorie, et que l’expérience n’avait pas toujours été menée dans les règles de l’art.
Par exemple, le protocole expérimental stipule :
« le scientifique pourra ordonner jusqu’à 4 fois au “professeur” de continuer l’expérience. Si le professeur continue de protester après 4 injonctions, l’expérience s’arrête ».
Cette règle n’est pas respectée dans plusieurs enregistrements, le scientifique allant parfois jusqu’à donner l’ordre de continuer 26 fois de suite.
Mais même si l’expérience de Milgram est assez bancale, de nombreuses autres expériences ont été menées depuis les années 60 et confirment ce biais de soumission à l’autorité.
La soumission à l’uniforme
On vient de voir qu’un scientifique en blouse peut représenter une forme d’autorité. Évidemment un policier, ça fonctionne. Un pompier aussi : une étude montre qu’on est 2 fois plus enclins à donner de l’argent à quelqu’un si c’est un pompier qui nous le demande. C’est ce qu’on appelle la soumission à l’uniforme.
Et ça marche aussi pour l’uniforme moderne : le costume / tailleur. Une étude montre que nous obéissons 2 fois plus facilement à quelqu’un habillé en costard-cravate qui s’énerve, qu’à une personne normale qui s’énerve.
L’autorité n’est pas forcément une personne
L’expérience de Milgram a été reproduite récemment… par France 2. La pièce close est remplacée par un plateau de télévision, et le scientifique en blouse par une présentatrice connue. Le résultat est impressionnant (et met plutôt mal à l’aise). Ci-dessous le documentaire entier (2h30), mais je vous conseille de regarder entre 46:50 et 50:00
C’est scientifiquement prouvé !
Un autre exemple d’autorité impersonnelle : la science, et notamment la technologie. Avez-vous déjà entendu parlé de PredPol, le logiciel de prédiction de crime aux USA ? Ce logiciel utilise du machine learning qui se base sur les données d’anciens crimes pour prédire les zones des prochains crimes. Il donne ensuite l’ordre aux policiers de patrouiller à ces endroits précis. Petit problème : PredPol faisait patrouiller les forces de l’ordre presque exclusivement dans les quartiers défavorisés, sans améliorer les chiffres de criminalité.
Le machine learning est un très très mauvais moyen d’améliorer la situation, car il ne fait que reproduire les schémas sur lesquels il a appris. C’est pour ça qu’il est si simple de rendre une Intelligence Artificielle raciste.
Comment se défendre ?
Bien d’autres marqueurs d’autorité existent (âge, sexe, richesse, célébrité…) et un seul épisode ne pourrait pas tous les évoquer. Mais alors, comment les détecter et s’en défendre ? Faut-il devenir punk, rebelle, anarchiste ? Non, car vous tomberiez dans le biais inverse : la réactance !
On ne connaît pas d’arme ultime contre la soumission à l’autorité. Mais on peut s’attaquer aux valeurs qui la renforcent : le manque d’estime de soi, la peur, et la désensibilisation.
Un autre moyen de détecter cette soumission est de reconnaître ses symptômes. Dans l’expérience de Milgram, il y a une constante : tous les participants montrent les mêmes symptômes : rires nerveux, transpiration, rythme cardiaque accéléré, mouvements involontaires. En bref, ils subissent un énorme stress, et une Dissonance Cognitive. C’est peut-être en détectant ces symptômes que vous pourrez vous rendre compte que vous êtes en pleine soumission à l’autorité.
Merci d’avoir lu cette newsletter, que j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire comme d’habitude. Si vous voulez recevoir un biais cognitif de temps en temps le Lundi à 18h, inscrivez-vous ! Vous pouvez aussi liker / commenter / noter la newsletter pour qu’elle s’améliore 😉