Episode #9 : Biais d'Ancrage et Perception Relative - Partie 2/2
ou "Pourquoi vous êtes très mauvais pour faire des estimations"
Pour ceux qui n’ont pas lu la partie 1, elle se trouve juste ici :
Le semaine dernière on s’est bien amusés en faisant une petite étude scientifique. J’ai été très agréablement surpris par vos retours, tous très positifs.
Pour être honnête quand j’ai écrit cette newsletter il y a quelques semaines, je m’attendais plutôt à des réactions du type :
- C’est bien joli tout ça Aurélien, mais écrire une étude scientifique, ça m’aide pas dans la vie de tous les jours ! Comment je fais pour devenir imbattable en négociation ? J’ai hâte d’aller voir ma boss et de lui demander un salaire de 10’000’000 € comme ça on va s’accorder sur un chiffre énorme !
J’avoue, je suis de mauvaise foi😬 On refera des expériences dans les prochaines newsletters, alors restez attentifs.
Bref, passons aux choses sérieuses : comment utiliser le biais d’ancrage, et comment s’en débarrasser ?
Petit rappel pour vous rafraîchir la mémoire :
Le biais d’ancrage est le fait de se reposer sur les informations déjà connues pour faire une estimation.
L’application la plus évidente est, lors d’une négociation, d’être la personne à donner le premier chiffre. La personne en face va inconsciemment faire dévier son estimation pour se rapprocher du vôtre. C’est simple non ? Pas si vite jeune entrepreneur !
Règle 1 : On ancre avec douceur…
Imaginez-vous sur eBay, à créer une enchère pour une paire de chaussettes dédicacée par Johnny lui-même.
Vous vous doutez bien qu’en mettant 4’000’000 € comme prix de départ, c’est bien trop voyant. Votre acheteur va simplement vous rire au nez et choisir les mitaines dédicacées plutôt que vos chaussettes. Plus l’ancre est crédible, plus elle va fonctionner.
Règle 2 : On ancre avec précision…
Dans une étude de 2008, des chercheurs ont testé l’impact de la précision de l’ancre. Ils proposent à un groupe contrôle des ancres “rondes” (ex : 800’000$ pour une maison, 5000$ pour une TV), et au second groupe des ancres “précises” (799’800$ pour la maison, 4’998$ pour la TV). Résultat : les prix estimés par les participants sont plus proches des ancres “précises”.
Plusieurs explications sont proposées pour ce phénomène :
le cobaye se dit que la personne en face est plus qualifiée, donc propose un chiffre qui est le résultat d’une analyse d’expert, donc on fait confiance
la précision du chiffre ancre aussi l’échelle de la négociation : si l’ancre est précise au dollar près, alors on doit pouvoir négocier quelques dollars. Si l’ancre est précise au millier, alors on doit pouvoir négocier quelques milliers.
- Mais attends Aurélien, là tu nous dis qu’il faut utiliser des ancres précises. Du coup t’as fait n’importe quoi dans ton expérience la semaine dernière non !? T’avais mis des chiffres super ronds !
En effet, si vous souvenez de l’expérience de la Newsletter précédente, dans l’ancre haute, j’avais mis «ex : 10’000, 50’000».
Mon objectif était de vous inciter à donner des valeurs énooooormes, donc je ne voulais pas que mon ancre vous limite ! J’ai essayé de combiner 3 biais :
Ancre ronde = réponses moins proches de l’ancre
Ancre sous forme de fourchette
Perception relative
L’ancre ronde c’est ce qu’on vient de voir. Si d’un côté, une ancre précise rapproche les estimations de l’ancre, de l’autre, une ancre imprécise (largement arrondie) donne des estimations plus éloignées.
Passons maintenant aux deux autres biais utilisés dans notre expérience :
Règle 3 : On ancre avec une fourchette, pas un râteau…
L’effet d’ancrage d’une fourchette a aussi été démontré expérimentalement. Si vous donnez une fourchette large à quelqu’un (ex : un salaire entre 20’000 et 40’000 €), sa contre-offre sera bien différente qu’avec une fourchette précise (ex : un salaire entre 31’000 et 34’000€). C’est une variante de l’ancre de précision.
Règle 4 : On ancre de façon relative…
La perception relative, on en a parlé dans la newsletter la semaine dernière, ce sont les lois de Weber-Fechner :
«[…] pour différencier deux stimuli, nous avons besoin d’une grande différence relative, peu importe la différence absolue. […] il est facile de différencier un arbre d’1 mètre d’un arbre de 3 mètres. Par contre il est difficile de différencier un arbre de 20 mètres avec un arbre de 22 mètres. La différence absolue est la même (+2 mètres) mais la différence relative est très petite (+10% contre +200%). »
Ces lois sont incluses dans notre perception de la lumière, du niveau sonore, et même dans les notes de musique.
Et ces lois s’appliquent aussi à votre compréhension des nombres. Dans la culture occidentale, la plupart des gens se représentent mentalement les nombres sur une ligne droite. On appelle ça la “ligne mentale des nombres”. Pour la plupart des gens, sur cette ligne mentale, 10 et 25 sont bien écartés, alors que 811’410 et 811’425 sont à peu près au même endroit.
Pour éviter de vous donner deux chiffres très proches sur votre “ligne mentale des nombres”, j’ai choisi deux nombres suffisamment écartés en relatif (+400%).
Si je me permettais de multiplier par 5 dans l’exemple, je m’attendais à ce qu’à votre tour, multiplier de nouveau par 5 ou 10 ne vous semble pas choquant. C’est là encore une forme de biais d’ancrage.
Est-ce que ça a fonctionné ? On en a déjà parlé la semaine dernière, je vous laisse faire votre propre avis, je ne voudrais pas vous influencer 🙃
On résume tout pour bien ancrer la théorie !
- Ok, si je résume : il faut donner une ancre vraisemblable, précise (ou au moins une fourchette étroite). L’ancre doit être d’autant plus précise que le chiffre est petit, car tout le monde réfléchit en mode relatif. Il faut que je pense à tout ça et que je prenne la parole en premier en plus ! Sinon je vais me faire ancrer !
C’est un bon résumé ! Mais attention à vouloir toujours être la personne qui pose l’ancre : dans une négociation, il y a des avantages à être deuxième à parler. Vous allez pouvoir choisir la valeur de la demi-poire🍐1 : vous vouliez 35 et la première personne a dit 30 ? Répondez 40, puis faites le coup de “allez, on coupe la poire en deux… ”
Un autre désavantage à être premier : si vous mettez une ancre trop basse car vous ne connaissez pas le sujet, disons 5€ pour les chaussettes de Johnny, alors l’acheteur a trouvé un pigeon et n’a même pas besoin de négocier.
Allez, je vous rassure, les études montrent quand même que dans la plupart des cas, être le premier à donner un chiffre vous donne un avantage, même si la plupart du temps, ceux qui donnent le premier chiffre ont l’impression de se faire avoir.
On lève l’ancre ?
Il existe beaucoup d’autres facteurs qui influencent le biais d’ancrage (expertise, formulation, temps de décision et j’en passe). Vous vous doutez que si un biais peut vous donner un avantage pécuniaire (🤑🤑), la recherche scientifique sera bien fournie.
La question maintenant c’est : comment savoir que je suis victime d’un biais d’ancrage ? Et si c’est le cas, comment m’en débarrasser ?
La littérature est formelle : si vous avez entendu, vu, lu un chiffre, désolé mais c’est trop tard, vous êtes ancrés. Même les meilleurs experts sont influencés par le biais d’ancrage (dans une moindre proportion c’est vrai).
Pire encore, il existe peu de mécanismes de défense. Vous devez faire vos propres recherches, et croiser les sources. Quelle est le salaire moyen à mon poste ? Quel est le prix des autres chaussettes signées par Johnny ?
Essayez aussi de détecter les ancres évidentes : trop précises, trop invraisemblables, données trop rapidement. Même si cela n’annule pas le biais, ça diminue son effet.
- Et ça marche seulement pour de la négociation ? C’est un peu niche comme biais non ?
Oh que non ! Le biais d’ancrage peut prendre de nombreuses formes. J’ai récemment fait du canyoning, et je voulais me vanter d’un saut de 4 mètres. Il m’a suffit de lâcher un“trop bien ce saut de 12 mètres !” et le tour était joué 😈
Et ça ne s’arrête pas là : vous pouvez ancrez beaucoup de choses !
Vous devez rencontrer un nouveau client et vous voulez créer du lien ? Commencez par un brin de causette pour ancrer le niveau de formalité de la relation.
Vous participez à une réunion qui s’annonce compliquée ? Commencez par votre plus beau sourire et/ou une anecdote drôle, vous ancrez le niveau de tension.
Le biais d’ancrage joue un rôle majeur si vous voulez faire une bonne “première impression”. Utilisez-le à bon escient…
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Merci d’avoir lu cette newsletter, que j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire comme d’habitude. Si vous voulez recevoir un biais cognitif toutes les Lundis à 18h, inscrivez-vous ! Vous pouvez aussi liker / commenter / noter la newsletter pour qu’elle s’améliore 😉
demi-poire : En anglais ça se dit “midpoint rule”, qu’on pourrait littéralement traduire par “règle du point médian”. Mais je trouve ça moche et j’ai pas trouvé de vraie traduction française. J’espère que le terme de demi-poire entrera bientôt dans le Larousse.